* Professeur de médecine
légale à la faculté de Toulouse
et ancien Chef du service des troubles du sommeil à
L' hôpital Rangueil. Louis Arbus est l'auteur de
plusieurs études sur l'impact accidentogène
des troubles de la vigilance. II est surtout l'un des premiers
à avoir alerté la société
française sur ce fléau méconnu.
Comment
avez-vous pris conscience de I'impact des troubles
de la vigilance sur la sécurité routière
?
En 1985, j'ai eu l'occasion
de mener, avec le Pr Michel Tiberge, une enquête
à partir de dossiers d'expertise. Cette enquête
montrait que 25 à 50 % des accidents de la route
étaient liés à des troubles de la vigilance (endormissements).
Puis, nous avons fait procéder à plusieurs
séries de tests dans La région toulousaine. Le premier,
réalisé auprès de douze conducteurs
de bus, montre que la moitié d'entre eux
présentait des facteurs de risques pathologiques
non dépistés et qu'ils étaient responsables,
par ailleurs, de la majorité des accrochages.
Le deuxième, mené auprès de pilotes de
ligne, confirme qu'une bonne réglementation du
repos permet d'éliminer les risques liés
à l'hypovigilance dans le milieu professionnel.
Le dernier, effectué auprès d'infirmières,
révèle un pic des endormissements entre
2 heures et 3 heures du matin, faute d'une organisation
du travail adaptée. Entre-temps, d'autres études
ont été réalisées sur ce
sujet. Celles de I'Assecar1 indiquent
notamment que 30 à 35 % des accidents mortels
sur autoroute sont dus à I'hypovigilance.
Comment définissez-vous
la vigilance ?
L'homme vigilant est un homme
éveillé, performant et disponible, capable
de s'adapter à son environnement de façon normale.
Lorsqu'un piéton traverse, il est capable de freiner
aussitôt qu'il I'aperçoit. La vigilance
est un terme physiologique; la fatigue renvoie seulement
à une dimension physique, L'hypovigilance se
caractérise par un défaut I'attention;
celui qui n'est pas vigilant est plus ou moins disponible
en fonction de son état. Si un obstacle survient,
il ne pourra pas I'éviter parce que son temps
de réaction est plus long. Quant aux micro-sommeils,
ce sont des endormissements brutaux et inattendus qui
peuvent survenir dans n'importe quelle situation. Mais
s'il fallait ne retenir qu'un message, ce serait celui-là
:
la vigilance dépend directement et essentiellement
de la qualité et de la quantité du sommeil.
Quels sont les éléments
qui régulent le sommeil ?
J'en distinguerais trois. D'abord,
il existe des centres de sommeil, situés dans
le cerveau, qui obligent I'individu à dormir
ou à rester éveillé. Ensuite, le
sommeil dépend d'un rythme qui alterne périodes
de sommeil et périodes d'éveil. En moyenne,
un individu doit dormir 8 heures sur 24. S'il n'a pas
dormi suffisamment, la sérotonine s'accumule alors dans son cerveau
où elle finit par déclencher le sommeil.
C'est la régulation homéostasique. Enfin,
l'étude de I'oscillation de nos rythmes montre
qu'en 24 heures, la somnolence survient le plus souvent
à deux moments précis
chez le sujet éveillé
I'un entre 1 heure et 3 heures
du matin, l'autre entre 14 à 16 heures. C'est
une régulation circadienne due à l'environnement,
à la lumière et orchestrée par la
température du corps. En cas de dette de sommeil,
c'est à ces moments précis que l'individu
aura le plus de risques de s'endormir, sans pouvoir
lutter.
Le manque de sommeil
est donc bien I'un des facteurs qui altèrent
le plus la vigilance du conducteur ?
Certainement, Plus I'individu
veille, plus la pression de sommeil est importante,
plus il risque de s'endormir. C'est la dette de sommeil
dite " aiguë" · qui guette les chauffeurs
routiers sur les longs trajets. Mais la dette de sommeil
peut aussi être chronique lorsque les nuits trop
courtes s'accumulent. Avec un résultat identique.
Il faut savoir que les performances de l'individu commencent
à baisser lorsque la dette de sommeil atteint
deux heures. Et plus il vieillit, moins il est capable
de s'adapter...
Les conducteurs le savent-ils ?
Non. parce qu'aucune information ne leur est donnée.
Les jeunes devraient y être sensibilisés
à l'école, ce qui est de plus en plus
le cas, mais aussi dans les écoles de conduite.
On estime qu'entre 70 et 80 % des étudiants sont
en dette de sommeil. Des spots télévisés
devraient également être réalisés
sur ce sujet. On ne compte· plus les campagnes
contre I'alcool au volant mais rien n'est fait pour
prévenir des dangers du manque de sommeil, alors
qu'il s'agit d'un phénomène de santé
publique comparable. Dans la nuit du vendredi au samedi,
beaucoup de jeunes sortent tard alors qu'ils ont accumulé
une dette de sommeil importante pendant la semaine.
A 5 heures du matin, à l'heure de la fermeture
des discothèques, ils reprennent le volant alors
que leurs centres d'éveil sont épuisés.
Les risques d'endormissement sont alors majeurs et les
conséquences terribles... Alcool, dette de sommeil
et ignorance sont à l'origine de cette hécatombe.
Quels sont les facteurs qui
influent également sur la vigilance ?
Un grand nombre de perturbations sont liées
aux pathologies du sommeil, en particulier, la narcolepsie
catalepsie2 et surtout, le syndrome d'apnées du
sommeil (SAS). Ces apnées touchent entre 3 et
5 % de la population, en priorité des hommes
de plus de 40 ans, qui présentent un surpoids,
un morphotype particulier (cou épais et court)
ou une hypertension artérielle. Elles entraînent
des hypoxies3 noctumes qui provoquent, avec le ronflement,
de nombreux micro-réveils et nuisent à
la qualité du sommeil. Signalons aussi les endormissements
liés à la prise de médicaments
et de psychotropes. Malheureusement, il y a en France
bien peu de statistiques capables de déterminer
l'origine pathologique des accidents. · II
a perdu le contrôle, entend-on souvent dire...
Le corps médical a donc
un rôle prépondérant. Quels sont
les médecins concernés ?
Les médecins des commissions médicales
du permis de conduire ; les médecins généralistes
qui doivent diagnostiquer les pathologies du sommeil,
prévenir les patients des effets éventuels
des médicaments... mais aussi les médecins du
travail qui doivent s'assurer de la sécurité
des salariés de l'entreprise, comme de celle
de la collectivité.
Comment ces derniers s'acquittent-ils
de ce devoir ?
Plus ou moins bien selon les régions,
Pour des raisons variables qui tiennent souvent à
la difficulté de leurs fonctions. Certains médecins
du travail ne parviennent pas à interdire
la conduite aux chauffeurs professionnels, Beaucoup
d'entre eux connaissent encore imparfaitement la symptomatologie
des pathologies du sommeil. Les médecins du
travail ont pourtant un rôle déterminant
à jouer.
La formation est-elle suffisamment importante
dans ce domaine ?
De ce côté, la France a quelques longueurs
de retard. Nous devons sensibiliser les citoyens, les
chauffeurs professionnels, mais aussi les pouvoirs publics
aux dangers que suscitent les troubles de la vigilance.
Aux États-Unis par exemple, les futurs chauffeurs font
systématiquement l'objet d'un examen polygraphique
du sommeil au cours de leur formation afin que les
syndromes d'apnées du sommeil soient dépistés
suffisamment tôt.
D'une façon générale, que pensez~vous
des conseils délivrés aux automobilistes ?
Le seul conseil valable : s'arrêter toutes les
deux heures et lorsque l'on se sent gagné par
le sommeil. Mais on n'est pas toujours conscient d'être
victime d'un trouble de la vigilance... Aussi chacun
doit-il connaître son potentiel de sommeil et
être capable de prévenir l'accident en
partant reposé.
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